naussac
Office des morts à Naussac
ou
La rivalité entre deux chantres de paroisses voisines

Tout commence aux alentours de 1925, lorsque les habitants de Fontanes, en l'absence de leur curé, l'abbé Renoir,
demandèrent à celui de Naussac, l'abbé Mourgue, la permission de ramasser le foin le dimanche, pour éviter les ravages
d'un orage menaçant, permission qui leur fut refusée, à la grande indignation des villageois, qui passèrent outre...
Le prêtre de Naussac avait alors un bedeau, sonneur et chantre surnommé le Cabassi...

Naussac avant le barrage
" Le Cabassi chantait, et sa voix de ténor bien timbrée, souple, mélodieuse, vibrante ou veloutée, bien qu'il ne l'eût jamais travaillée, saisissait ses rudes auditeurs aux entrailles, leur tirait parfois des larmes et les enlevait sur les ailes de la contemplation. Pendant ces rares instants privilégiés, le laboureur aux reins cassés, le bûcheron
aux muscles meurtris, se prenaient à rêver d'un monde
où la terre grasse et fertile serait facile à fendre,
où les forêts somptueuses donneraient sans effort le
bois pour l'hiver, grâce à la bonté d'un être mal défini
Naussac aujourd'hui...
Nouvelle église de Naussac
avec son ancien clocher
qui planait tout là-haut dans un ciel que seul atteignait le chant du Cabassi. Ce dernier formait, avec sa cloche, un couple sans fêlure :
la cloche soulevaitdans l'espace les villages, les prés et les forêts ;
le Cabassi
, dans l'église, soulevait les coeurs et les hissait au-dessus des montagnes.
Mais il avait un rival, un baryton ténorisant, l'abbé Renoir, curé de Fontanes. Ce prêtre, déjà âgé, descendait assez souvent pour assister à quelque office des morts commun aux deux paroisses. Quel spectacle offraient alors le choeur de l'église tendu de sombres tentures semées de larmes d'argent, le tabernacle et l'auteldisparaissant sous des nappes funèbres, les deux prêtres revêtus d'une noire
Eglise de Fontanes
jouxtant le cimetière
chasuble frappée d'une grande croix blanche dans le dos, les enfants de choeur figés, presque recueillis, en soutanelle
sombre et blanc surplis, les femmes ensevelies sous leur voile de deuil, les hommes engoncés dans leur costume raide et noir, et là, sur le pavé nu et froid, au milieu de l'église, le catafalque vide, plus lugubre encore qu'un vrai cercueil !
Chapîteau représentant
une mise au tombeau
L'abbé Renoir, en revanche, tassé sur son siège, masse sombre qui débordait des accoudoirs,
son cou de taureau et sa face grasse et blême au ras du dossier, scandait de son timbre grave
et martelé, un peu rauque, le verset suivant. De sa bouche démesurément ouverte, il évoquait
la Nature* et la Mort* stupéfaites à la vue de la créature ressuscitée, répondant de ses fautes
devant son Juge. Le responsura* final n'en finissait pas de sortir comme un râle de son âpre
gosier, tandis que son oeil sévère fixait le Cabassi comme s'il le voyait déjà nu et tremblant au
jour du Jugement dernier. Mais le Cabassi n'en avait cure. Sa voix aérienne et flexible s'enroulait
autour des colonnes, s'élançait sur les pilastres, se coulait le long des nervures de la voûte,
se balançait dans le vide et heurtait les vitraux comme pour s'échapper et pour exploser
dans l'azur du ciel miséricordieux, tandis que de sourds grondements étouffés par les noires tapisseries du choeur sortaient de la bouche de son adversaire, se brisaient sur les dalles
et semblaient s'enfoncer dans les entrailles de la terre où les démons guettaient les réprouvés.
Tous deux psalmodiaient ainsi cette somptueuse hymne latine, l'un plongeant la misérable
créature humaine dans l'angoisse du châtiment final, l'autre en appelant à la clémence divine
au nom de tous les tourments endurés par le Crucifié. Et quand les deux chantres, enfin unis
dans une même imploration, laissaient tomber ensemble la dernière supplique : Pie Jesu Domine, dona eis requiem (Ô doux Jésus, Seigneur, donne-leur le repos), un silence de mort s'abattait
sur l'assistance, rendu plus lugubre encore par la lueur tremblotante des cierges sur les sombres tentures et les derniers sons de l'hymne funèbre qui rôdaient sourdement dans l'église enténébrée. L'assemblée, composée de gens frustres, ne comprenaient certes pas les paroles latines,
mais elle était sensible à la mélopée tantôt grave, tantôt éclatante, tantôt suppliante
et tantôt apaisée de l'office des morts.
Fragment de la fresque de la
Danse macabre
Abbaye de La Chaise-Dieu
* L'abbé Renoir chantait alors :
Les jeux d'ombre et de lumière créaient des illusions fantastiques.
Chacun songeait aux trépassés qu'il avait connus en des temps proches
ou lointains. L'abbé Renoir, le Cabassi, ces deux incomparables acteurs, orchestraient, sur ce théâtre d'ombres, une immense danse macabre, où les vivants et les défunts mêlés tremblaient lorsque tonnait la voix du prêtre dans les ténèbres, et se prenaient à espérer lorsque, radieux, s'élevait le chant du Cabassi vers la lumière. Qui des deux l'emporterait dans ce formidable combat ? "

Extrait du roman Le Village Perdu par Noël AUJOULAT Editions De Borée
Mors stupebit et Natura
Cum resurget creatura
Judicanti responsura
c'est-à-dire :
La Mort et la Nature s'étonneront
Quand surgira la créature
Pour répondre à son Juge.